1910, Paris sous les eaux

Le pont Alexandre III (doc. archives de la préfecture de police de Paris)
crédit : Préfecture de police de Paris ̶̶ site web
pays
France
auteur

Martine Le Bec*

Un sentiment que Paris n'aura guère manifesté dans l'occurrence, c'est la peur. L'eau débondait sur les quais, dans les rues, envahissait les maisons, le sol s'effondrait : le Parisien vaquait à ses affaires comme de coutume et ne s'affolait pas. Au contraire, il allait au danger. On lui avait dit qu'il y avait péril à s'approcher des parapets ! N'importe ! Le Parisien voulait voir. La curiosité est chez lui plus forte que la prudence... Songez donc !... On ne reverrait probablement plus jamais ça. Il y avait plus d'un siècle que pareille inondation n'avait ravagé la capitale.

L’âme de Paris, Le Petit Journal, n° 1004, 10 février 1910

En janvier 1910, Paris connaît durant une "semaine terrible" une inondation exceptionnelle, provoquée par des conditions météorologiques exécrables, la plus importante de son histoire après celle de 1658.

Le zouave du pont de l’Alma

le zouave du pont de l’Alma

Le zouave à son emplacement d’origine, en 1910 (document lefildutemps.free.fr)

Les quatre statues de soldats (zouave, grenadier, chasseur, artilleur), de 6 mètres de haut, accolées aux piles du pont de l’Alma construit en 1856, constituent la référence populaire des Parisiens pour mesurer visuellement la montée de la Seine. En 1974, ce pont de pierre sera remplacé par un ouvrage métallique et seule la statue du zouave sera conservée.

À un été 1909 particulièrement pluvieux succède un hiver marqué par des précipitations de pluie et de neige importantes, qui saturent d’eau les terres et causent une forte montée de la Seine. De nouvelles pluies torrentielles, qui frappent toute l’Europe à partir du 18 janvier 1910, déclenchent des crues du fleuve et de ses affluents, touchant la région parisienne puis la capitale. Le 20 janvier, l’échelle de mesure des crues située au pont de la Tournelle marque 3,80 mètres (à ce niveau aujourd’hui les voies sur berges sont fermées à la circulation) ; c’est beaucoup mais pas exceptionnel. Mais deux jours plus tard, l’eau a monté de près de deux mètres, marquant 5,77 mètres à l’échelle de Tournelle le 22 janvier. Elle va encore monter six jours durant pour atteindre 8,50 mètres le 28 janvier.

Paris est victime de sa modernité : débordant du fleuve, l’eau emprunte les voies de chemin de fer nouvellement construites le long de la Seine puis les voies de circulation avoisinantes. Elle s’engouffre dans le réseau souterrain de 1 200 kilomètres qui abrite les égouts, la distribution de l’eau potable, la transmission par pneumatique, les câbles du téléphone. De là, elle gagne un tunnel du métro en chantier (en l’occurrence le tunnel du métro Nord-Sud, l’actuelle ligne 12 Porte de La Chapelle-Mairie d’Issy). En certains endroits où le sous-sol est particulièrement fragilisé par les eaux, les chaussées s’effondrent et des lacs se forment. À partir du tunnel du métro en construction, elle remonte jusqu’à la gare Saint-Lazare, suivant le parcours d’un ancien bras souterrain de la Seine.

La fosse aux ours

Ours Martin très ennuyé (photo archives de la Préfecture de police)

Martin très ennuyé (archives de la Préfecture de police de Paris)

La girafe très mal en point (photo Bibliothèque centrale du Muséum national d’Histoire naturelle)

De la place Maubert, l’eau froide et chargée d’immondices gagne le Jardin des Plantes. Les plus gros animaux ne peuvent être évacués, en particulier les ours qui demeurent dans leur fosse inondée et dont les images seront largement diffusées. Tous les animaux survivront à l’exception de deux antilopes et d’une girafe qui mourra de pneumonie.

Dans le procès-verbal de l’assemblée des professeurs du 17 février 1910, la mention du "dévouement dont les employés ont fait preuve" souligne l’importance de l’évènement au Muséum national d’Histoire naturelle.

Dans ses parties inondées, la ville est métamorphosée et tous la comparent à Venise. Cette vision inédite de Paris attire les foules qui se pressent sur les ponts et en bordure des zones inondées, mais également les photographes et les peintres, séduits par l’esthétique poétique d’un Paris qui se reflète dans des rues devenues canaux, où flottent mélancoliquement les pavés de bois.

Une gestion de fortune se met en place : on construit des parapets, on édifie des passerelles, on circule en barque, on rentre chez soi en échelle, on déménage… Les services municipaux, la police, les sapeurs-pompiers et les soldats du génie sont mobilisés et travaillent sans relâche : ils construisent des digues et des passerelles, colmatent les brèches, pompent l’eau, évacuent les habitants. Le 26 janvier, les marins réquisitionnés par le préfet Lépine arrivent à Paris avec 300 canots Berthon, barques pliables à fond plat, faites de toile et d’une armature de bois. La tâche est énorme : 20 000 immeubles sont inondés (sur les 80 000 que compte la capitale), 150 000 personnes sinistrées, souvent privées d’emploi. Plus encore que Paris, la banlieue est durement touchée et 200 000 personnes cherchent refuge dans la capitale, où les capacités d’accueil sont plus importantes. Caricatures dans la presse ou commentaires facétieux (visant plus particulièrement les classes aisées), les Parisiens prennent pourtant la catastrophe avec humour.

Un formidable élan de solidarité se fait jour, dans toute la France comme à l’étranger. Des souscriptions, lancées dans les mairies, par les journaux ou au sein de certaines corporations, font appel à la générosité de tous pour venir en aide aux sinistrés, et récoltent des fonds souvent supérieurs à ceux que débloquent dans un premier temps les pouvoirs publics.

Les sociétés caritatives se mobilisent rapidement. Trois associations de femmes de la haute société, sous le patronage de la Croix-Rouge (la Société française de secours aux blessés militaires, l’Association des dames françaises et l’Union des femmes de France), sont particulièrement actives. Des soupes populaires sont organisées et des asiles pour accueillir les sinistrés sont ouverts dans les quartiers touchés, comme au séminaire de Saint-Sulpice ou aux Invalides. Cinq ans plus tard, l’expérience acquise contribuera à l’efficacité des secours lors de la Grande Guerre.

Les chevaux reprennent du service

Déménageur d’occasion (photo archives de la Préfecture de police)

Déménageur d’occasion (archives de la Préfecture de police de Paris)

En 1910, Paris est l’une des métropoles du monde les mieux équipées en transports en commun. On y recense onze compagnies de tramways, à cheval, à vapeur, à air comprimé ou électriques. Le Métropolitain compte déjà six lignes dont la première passant sous la Seine (l’actuelle ligne 4 Porte de Clignancourt-Mairie de Montrouge) a été inaugurée en 1908 et quatre ligne en construction. La capitale compte aussi dix gares de chemin de fer contre six aujourd’hui, et dont quatre seront touchées par l’inondation : la gare d’Orsay, la gare des Invalides, la gare Saint-Lazare et la gare de Lyon (préservée parce que surélevée, mais entourée d'eau). Le transport fluvial des voyageurs était aussi alors très actif.

Lors de la crue de 1910, alors les sources d’énergie moderne sont devenues inopérantes, les vieux omnibus hippomobiles sont remis en service et les 75 000 chevaux encore présents dans la capitale s’avèrent très utiles. Rassemblés dans le hall de la gare de Lyon transformé en écurie, les chevaux mourront en grand nombre, victimes des trajets pénibles et insalubres.

Après le 28 janvier 1910, s’amorce la décrue. Mais deuxième semaine de février, sous l’effet de nouvelles précipitations, la Seine a une seconde poussée de fièvre : l’eau monte encore jusqu’à 5,22 mètres dans la capitale qui vient à peine d’entamer le déblaiement de ses rues et de ses caves. Le fleuve ne regagne définitivement son lit que le 15 mars après un dernier gonflement début mars. On peut enfin pomper l’eau des caves et des immeubles, les débarrasser des détritus et des boues nauséabondes, puis désinfecter le plus rapidement possible afin d’éviter les risques d’épidémie. Le souvenir de l’épidémie de choléra de 1884 est encore vivace. Le nettoyage de la capitale prendra deux mois.

La remise en marche des transports est lente et progressive : le service ferroviaire redevient normal dès mars mais les Parisiens devront attendre le mois d’avril pour réemprunter le métro.

C’est également l’heure du bilan. Si dans Paris un seul mort est à déplorer, les dégâts matériels sont considérables, estimés à 400 millions de francs or, soit plus d’un milliard d’euros. L’évaluation des préjudices subis par les commerçants et les particuliers comme les procédures d’indemnisation dureront plusieurs mois et provoqueront des polémiques virulentes sur "l’argent des inondés". Dès le 18 février 1910, le gouvernement forme une Commission des inondations, chargée de dresser le bilan de la catastrophe et de proposer des mesures préventives. Le contrôle des flux des cours d’eau en amont est jugé primordial et donne lieu à plusieurs propositions de grands travaux, dont la mise en œuvre sera souvent retardée en raison de la guerre de 1914-1918.

 

 

 

* Texte rédigé à partir du dossier de presse réalisé par la Bibliothèque historique de la Ville de Paris à l’occasion de l’exposition "Paris inondé 1910", s’étant tenue du 8 janvier au 28 mars 2010 à la Galerie des bibliothèques.

>> Paris inondé 1910 – dossier de presse (PDF)

Photographies des archives de la Préfecture de police de Paris, en grand format